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Deutéronome 8 / 7-18
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texte (trad. d’après André Chouraqui) :
Oui, l’Éternel ton Dieu te fait venir vers une bonne terre, une terre de torrents d’eaux, de sources, d’abîmes, qui sortent dans le ravin et la montagne. Terre à blé, à orge, à vigne, à figue, à grenade ; terre à olive, à huile, à miel ; terre où tu ne mangeras pas le pain dans la mesquinerie, où tu ne manqueras de rien, terre dont les pierres sont du fer ; de ses montagnes tu extrairas du bronze. Tu mangeras, te rassasieras et béniras l’Éternel ton Dieu sur la bonne terre qu’il t’a donnée. Garde-toi d’oublier l’Éternel ton Dieu en ne gardant pas ses ordres, ses jugements, ses règles, que je t’ordonne moi-même aujourd’hui, que tu ne manges, ne te rassasies, ne bâtisses de bonnes maisons et n’y habites. Tes bovins, tes ovins, se multiplieraient, ton argent et ton or se multiplieraient pour toi, tout ce qui est à toi se multiplierait, ton cœur s’exalterait et tu oublierais l’Éternel ton Dieu, qui t’a fait sortir de la terre d’Égypte, de la maison des serfs, qui t’a fait aller dans le désert grand et terrible, de serpents, d’ardents, de scorpions, de soif où il n’est pas d’eaux, qui a fait sortir pour toi de l’eau du roc de silex, qui t’a nourri de manne au désert, que tes pères ne connaissaient pas, pour te violenter, pour t’éprouver, puis pour te faire du bien dans ton avenir. Mais tu dis en ton cœur : « Ma force, la vigueur de ma main, a fait pour moi cette valeur ! » Mémorise l’Éternel ton Dieu, lui seul te donne force de faire valeur, afin d’établir son pacte qu’il a juré à tes pères, comme en ce jour.
premières lectures : Évangile selon Marc 8 / 1-9 ; Deuxième épître aux Corinthiens 9 / 6-15
chants : 42-08 et 14-07
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prédication :
Ils écoutaient Jésus, et la nourriture leur a été multipliée. D’autres ont participé à la collecte d’argent pour l’Église de Jérusalem, et ils en ont été enrichis. La Fête des récoltes, traditionnelle dans le protestantisme rural, souligne donc que les fruits de la terre sont avant toute chose des dons de Dieu. Il y a encore quelques années, avant de prendre son repas, c’est-à-dire de recevoir ces dons de Dieu pour s’en nourrir, on rendait grâces, on disait merci à Dieu, quand bien même on avait eu beaucoup de peine à les produire. Les Africains, souvent, lorsqu’ils emménagent dans une nouvelle demeure, demandent la « bénédiction » du pasteur, c’est la même chose… Dieu est le pourvoyeur de ce dont nous avons besoin, nous comme les animaux, les plantes et la planète elle-même, selon le fameux psaume 104 dont quelques versets ont ouvert ce culte tout à l’heure.
Vous entendez bien quel risque théologique et humain cette idée nous fait courir. Ce risque est ce qu’on appelle aujourd’hui une « théologie de la prospérité », surtout présente dans des Églises afro-américaines, mais qui n’est pas si éloigné de ce que le XIXe siècle bourgeois avait produit chez nous avant d’abandonner toute référence religieuse. Cela consiste à penser et dire que l’abondance des biens matériels est une conséquence de la bénédiction de Dieu, et que ceux qui en ont moins ou qui en sont privés ne sont donc pas bénis, voire sont franchement maudits puisque Dieu ne leur donne pas le nécessaire. C’est peut-être qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait, qu’ils n’ont pas été de bons chrétiens, etc. C’est donc aussi une « théologie des œuvres », dans laquelle la grâce de Dieu, son salut en Jésus-Christ, dépendent des mérites des croyants ; sinon, c’est qu’ils dépendent d’un pur arbitraire qui ne ressemble en rien à la liberté du Dieu biblique.
Quand je parle de risque, je ne parle pas de déterminisme ! On peut parfaitement fêter les récoltes, rendre grâces à Dieu pour ce qu’on a reçu, « bénir » le repas ou la maison, sans courir ce risque ! Il y a même une circonstance, bien fréquente, où c’est ne pas le faire qui constitue un risque majeur, même s’il est l’inverse du précédent. C’est alors un risque plus « matérialiste » : il consiste à penser que nous sommes effectivement les producteurs de nos richesses, leurs propriétaires plus que leurs bénéficiaires. C’est exactement ce que le passage du Deutéronome que nous avons entendu nous montre, et de manière particulièrement claire dans la traduction de Chouraqui que je vous ai lue.
En effet, la première partie de ce passage montrait à Israël, qui allait entrer en Canaan, tous les dons magnifiques, extraordinaires, de Dieu : la terre, les récoltes, les minerais, tout ce qu’on peut y trouver – presque sans avoir à travailler ! Et Moïse y exhorte tout à fait à remercier Dieu qui aura ainsi rassasié son peuple. Car ce n’est pas parce qu’il y a des risques qu’il faut abandonner l’action de grâces, qu’il faut oublier d’où vient toute cette richesse. Or, justement, la seconde partie commence par « Garde-toi d’oublier l’Éternel ton Dieu… », ce Dieu qui a donné une Torah, un enseignement, une Loi, destinée à garder et faire vivre ce peuple croyant. Mais la Torah n’agit que lorsqu’on la pratique, ainsi pensait, et pense encore aujourd’hui, le judaïsme. La véritable action de grâces ne consiste pas alors à simplement dire merci, mais bien à pratiquer la Loi, à vivre la liberté que Dieu propose à ses enfants, et qui n’est pas la liberté de faire ce qu’on veut quitte à en mourir ; c’est la liberté de grandir dans la foi en Dieu et l’amour mutuel.
Ceux qui ne vivent pas ce que Dieu demande seront-ils condamnés à la pauvreté dans cette vie ? L’expérience prouve que non. La « théologie des mérites » ne fonctionne pas, l’Ancien Testament déjà en avait bien conscience, malgré quelques passages qui semblent la porter quand même. Asaph confessait ainsi que « les méchants prospèrent. Rien ne les tourmente jusqu’à leur mort, Et leur corps est replet ; Ils n’ont aucune part à la peine des hommes, Ils ne sont pas frappés avec les humains. Aussi l’orgueil leur sert de collier, La violence est le vêtement qui les enveloppe ; Leur figure est débordante de graisse, Les imaginations de leur cœur dépassent (la mesure). Ils raillent et parlent méchamment d’opprimer ; Ils parlent haut, Ils élèvent leur bouche jusqu’aux cieux, Et leur langue se promène sur la terre. » (Ps. 73 / 3-9) Toute ressemblance avec des chefs d’État réellement existants n’est pas obligatoirement fortuite… Et un autre psaume aussi, que nous chantons souvent : « Quand les méchants fleurissent comme l’herbe, Quand s’épanouissent tous ceux qui commettent l’injustice, C’est pour être détruits à jamais. » (Ps. 92 / 8)
Les prophètes, dès Moïse, et Jésus bien sûr, iront plus loin, ils feront l’éloge de la pauvreté, ils diront le choix de Dieu pour les pauvres, les petits, ceux que le monde méprise ou opprime, à l’exemple du « pauvre Lazare » (Luc 16 / 19-31). Mais dans le passage de ce matin, Moïse ne parle pas des petits ni de la pauvreté, il parle des riches, du risque que la richesse fait courir aux croyants, ou en tout cas à ceux qui se réclament de Dieu sans pour autant suivre ce qu’il demande. « Tout ce qui est à toi se multiplierait, ton cœur s’exalterait et tu oublierais l’Éternel ton Dieu… », dit Moïse. Car effectivement les croyants sont bénis, et cette bénédiction porte fruit. Là où elle ne le fait pas, ce n’est pas à cause de Dieu, mais du péché et de la méchanceté des humains et de leurs sociétés. C’est le péché originel qui prive les gens de ce que Dieu leur offre, ce n’est pas Dieu ! Ainsi il y a des gens à qui tout réussit, même si ce n’est clairement pas tout le monde. À eux, Dieu adresse son exhortation ici.
Il les exhorte à se rappeler la sortie d’Égypte, le désert, quand Dieu a éprouvé Israël « pour te faire du bien dans ton avenir », dit-il. Le désert… Vous le savez, c’est le thème du Festival international de géographie cette année, et hier matin à la cathédrale, on a beaucoup cité ce texte du Deutéronome, que ce soit pendant la conférence du père Bourion, ou bien ensuite pendant le « temps pour la paix » inter-religieux. Le désert est une figure spatiale et temporelle ambivalente. Je ne vais pas vous refaire ni la conférence ni les différentes interventions, dont la mienne. Le désert est en tout cas le moment où je ne peux plus rien faire par moi-même, où je puis être victime, dit Moïse, « de serpents, d’ardents, de scorpions, de soif où il n’est pas d’eaux… » Et c’est là que Dieu m’abreuve et me nourrit, qu’il me secoue et me délivre. Le désert, c’est le contraire de la Terre promise, mais c’en est le passage obligé. Alors, oui, je me rappellerai que mon salut, ma vie concrète, dépendent de Dieu seul et non de moi !
Et je m’en rappellerai au cœur de l’abondance, au sein de la Terre non plus promise mais désormais offerte, quand j’aurai été rendu capable de produire ma propre richesse. Je me rappellerai, dit Moïse, que « l’Éternel ton Dieu, lui seul te donne force de faire valeur » alors-même que « tu dis en ton cœur : “Ma force, la vigueur de ma main, a fait pour moi cette valeur !” » La bénédiction de Dieu, l’action de grâces, est alors non pas tant pour les richesses que parce que Dieu me permet de les produire. Ce n’est pas le même positionnement par rapport à Dieu. Le psaume 104 lui-même fait la différence entre les animaux, ainsi « Les lionceaux [qui] rugissent après la proie Pour demander à Dieu leur nourriture », et « l’humain [qui] sort à son ouvrage Et à son service jusqu’au soir. » (v. 21 et 23) Au désert, on est comme des animaux, bouche ouverte pour réclamer la nourriture, la prendre, et même protester que ça ne va pas assez vite ou n’est pas assez bon ! Sorti du désert, on est à même d’accomplir son « service », qu’on peut bien traduire aussi par « culture » ou « travail » – et c’est le même mot pour le culte !
La « fête des récoltes » porte bien son nom si, en suivant notre texte, nous fêtons non seulement ce qui est récolté, mais aussi le fait de l’avoir récolté ; si nous remercions Dieu non seulement de nous avoir nourri, mais de nous avoir donné ce qu’il nous fallait afin que nous puissions nous nourrir nous-mêmes… C’est donc une fête du souvenir et de l’humilité. Pour nous, le souvenir n’est pas celui de l’Exode – nous ne sommes pas juifs – mais le souvenir de la mort de Jésus-Christ, ce que nous rappelons à Dieu, à nous-mêmes et au monde à chaque célébration de la sainte cène : ce corps livré pour nous est notre nourriture spirituelle, cette mort est notre salut, cette mort victorieuse de la mort est notre propre résurrection. L’humilité tombe alors sous le sens : le mémorial de la mort du Christ qui nous sauve nous rappelle aussi que nous ne sommes pas capables de nous sauver nous-mêmes, que nous ne pouvons que recevoir de Dieu notre identité et notre vie présente et éternelle.
Mais notre humilité prend corps à son tour dans la vie de tous les jours, dans le travail et le service, dans la famille et la société, dans tous les lieux et les moments de notre existence. Et avec Moïse ce matin, je dirai : en particulier dans les lieux et les temps où nous pourrions penser que nous nous passons très bien de Dieu ! C’est là qu’à la différence des matérialistes, nous avons cette joie de croire que Dieu est à nos côtés et nous donne ce dont nous avons besoin pour accomplir toutes choses nécessaires. Jacques Prévert avait écrit (in Paroles), vous connaissez ce texte : « Notre Père qui êtes au cieux, Restez-y, Et nous nous resterons sur la terre Qui est quelquefois si jolie […] Avec toutes les merveilles du monde Qui sont là Simplement sur la terre Offertes à tout le monde… » Outre le blasphème de l’athée, pourtant pas dupe de la méchanceté humaine, ce texte comporte un gros mensonge : c’est que les merveilles du monde ne sont pas disponibles à tous, justement à cause de cette méchanceté des hommes, et qu’elles ne tombent pas du ciel, mais sont le produit de la nature et de l’histoire, c’est-à-dire du lieu et du temps de l’être humain. C’est bien ce que l’écologie nous enseigne…
La question que pose le poème, à défaut du poète, est donc bien de savoir ce que vivent ceux des humains qui y reconnaissent l’œuvre de Dieu, et si leur vie est cohérente avec cette croyance, si ce qu’ils font dans ce monde renvoie au Créateur ou au contraire si ça ne renvoie qu’à leurs pauvres mérites bien ambigus. Frères et sœurs, à qui nos œuvres renvoient-elles ? De qui témoignent-elles ? Et je ne parle pas que de production agricole, évidemment, mais de tout ce qui constitue notre existence. Nos gestes, affectifs, économiques, sociaux, nos engagements, nos travaux, nos relations, voilà qui nous qualifie ou nous disqualifie aux yeux de Dieu – mais c’est pour ça qu’il nous a donné un Sauveur qui n’en tient pas compte – mais aussi aux yeux des gens auprès de qui nous sommes censés être témoins du Dieu de Jésus-Christ plutôt que témoins de notre grandeur ou de notre décadence ! Dans tout ce que nous vivons, dans tout ce que nous faisons, rappelons-nous que c’est grâce à Dieu que nous sommes ce que nous sommes, et que cela doit se voir : oui, nous venons de Dieu et nous allons à lui, c’est lui que nous fêtons tout au long de nos jours, dans tous nos lieux et notre temps. Amen.
Senones – David Mitrani – 2 octobre 2022